XIII

Des fiançailles sont conclues avec une fille d’âge canonique ; le juge Ti hésite à marier son fils avec une chèvre.

 

 

Ti s’étonna de voir les beaux-parents se déplacer en personne pour discuter du mariage. On n’en était encore qu’à la première étape de ce que les Chinois nommaient « la grande affaire ». À leur niveau social, cela se traitait d’ordinaire par l’intermédiaire d’une marieuse d’expérience. Ses interrogations rendirent les concubines confuses.

— C’est vous qu’ils viennent voir, expliqua sa Première. Je crois qu’ils veulent vérifier par eux-mêmes que vous n’êtes pas si fou qu’on le prétend.

Ti fut vexé de devoir passer l’examen de mariage à la place de son fils.

M. et Mme Liu se présentèrent en compagnie de l’entremetteuse. M. Liu était secrétaire auxiliaire au bureau des Titres nobiliaires, l’un des services gouvernementaux où l’on risquait le moins le surmenage.

L’épouse du vérificateur des grades était parée à l’extrême. Les dames Ti échangèrent tout de suite avec elle des informations sur les derniers canons de la mode métropolitaine. Toute à son rôle de cornac, l’intermédiaire officieuse paraissait très contente d’elle : l’exploit d’avoir casé un descendant de ce Ti Jen-tsie allait lui valoir une belle renommée de par la ville.

L’incursion des visiteurs de l’Est accapara brusquement l’attention. Ils étaient vêtus de leurs oripeaux pleins de nœuds et baragouinaient dans leur jargon mystérieux.

— Ces gens sont curieux, dit Mme Liu. D’où viennent-ils ?

— D’une île lointaine nommée Wo, indiqua madame Première.

— Oh ! Vous avez des Wo ! Nous, nous avons pris des Ouïgours. Ils sont un peu frustes, mais il n’y a pas mieux pour préparer le ragoût de yak sauvage et les bosses de chameau fourrées. Et puis ils exécutent des cabrioles tout à fait désopilantes. L’un d’eux sait faire tourner une assiette sur son nez ! Est-ce que les vôtres ont des talents particuliers ?

On se tourna vers les Wo, qui se contentèrent de se plier en deux dans ce qu’on supposa être un salut, car ils souriaient.

— Pourquoi n’avez-vous pas pris des Turcs bleus ? reprit Mme Liu. Ils sont beaucoup plus courus. Ah, je vois : vous lancez une nouvelle vogue !

Madame Première ordonna aux servantes de servir tout de suite. La dégustation rituelle d’une tasse de thé scellerait les fiançailles.

L’entremetteuse se livra à de rapides louanges à l’esprit des Nuées, messager des Nuages, la divinité protectrice de son métier selon la religion populaire.

Le moment était venu d’échanger les cartes.

Outre les huit caractères qui permettaient d’établir le thème astral de chacun des fiancés, on pouvait y lire quelques renseignements utiles, tels que les titres et fonctions des ascendants ou l’identité du chef de famille. M. Liu occupait dans l’administration un rang à peu près équivalent à celui du juge Ti. Aucun membre des trois générations précédentes n’avait été condamné à périr sous la hache pour prévarication, complot contre l’État ou trahison. Tout cela était très correct, un peu trop lisse, même.

Dès que les thèmes astraux auraient montré la complémentarité des jeunes gens, on pourrait choisir un jour faste pour l’échange des coupes, la première entrevue officielle des futurs époux.

La fiancée était née sous le signe du singe. Les Ti se livrèrent à un rapide calcul dont le résultat demanda confirmation.

— Quel âge a cette jeune fille ? demanda le mandarin.

— Dix-huit ans, répondit M. Liu avec détachement.

— Ah. Elle est bien mûre.

Il commençait à soupçonner qu’ils avaient eu du mal à la caser et aurait bien aimé savoir pourquoi. Les Wo échangeaient des regards réprobateurs. M. Calebasse se permit d’exprimer l’avis de sa délégation :

— Elle vieille !

Comme leurs hôtes faisaient mine de n’avoir rien entendu, l’ambassadeur des Wo tira le juge Ti par la manche.

— Pourquoi fils épouser vieille ?

— Que disent-ils ? demandèrent les beaux-parents.

Ti expliqua brièvement aux Wo que dix-huit ans était un âge tout à fait raisonnable pour convoler, quoique en son for intérieur il fût plutôt d’accord avec eux.

Les Wo répondirent que, dans leur archipel, il n’y avait pas d’âge minimal pour marier les filles : on pouvait s’en débarrasser quand on voulait. Cette idée choqua tous les Chinois présents.

— Voilà une coutume très peu civilisée, dit le mandarin. Chez nous, on attend qu’elle arbore son épingle à cheveux de fille nubile, vers quatorze ou quinze ans.

— Nous préférons qu’une demoiselle arrive au mariage avec une certaine expérience de la vie, insista madame Troisième.

Le fils à marier avait vingt et un ans. Cela faisait près d’un an qu’il portait le bonnet viril.

— Ils seront comme un couple d’oiseaux ts’ien-ts’ien ! se félicita l’entremetteuse.

Ces oiseaux fabuleux ne possédaient qu’une aile et qu’un œil. Ils ne pouvaient voler qu’en couple, ce qui faisait d’eux le symbole de l’harmonie parfaite entre mari et femme.

Ti se pencha discrètement vers sa Première :

— Je n’aime pas beaucoup ces gens.

Dame Lin lui rappela que ce n’était pas lui qui convolait. Il lui rétorqua que c’était lui, en revanche, qui les aurait sur le dos au moindre problème. Sa Première sentit une douleur poindre à hauteur des sourcils.

Plus il y pensait, plus Ti trouvait qu’il y avait du louche. Il entreprit de poser des questions pour savoir si la promise n’était pas accablée d’une tare physique ou morale, ce qui couvrit ses épouses de honte.

Les tares physiques écartées, il restait les autres. Par exemple, les Chinois évitaient avec le plus grand soin de faire savoir que la fiancée était née l’année du tigre : personne ne voudrait introduire une tigresse dans son intérieur.

— Vous avez dû avoir du mal à l’allaiter, avec la sécheresse qui est survenue cette année-là, dit-il sans avoir l’air d’y toucher.

— Oh oui ! acquiesça Mme Liu. Il était impossible de trouver de bons aliments. Nous avons fini par la sevrer au lait de chèvre !

Elle se rendit compte qu’elle avait trop parlé. La sécheresse s’était produite un an plus tôt, durant l’année de la chèvre, précisément. Il était clair qu’on avait inscrit sur le billet pa-tse t-ié les caractères de l’année suivante. Avec une telle fiancée, la ruine du foyer était assurée. Un dicton populaire mettait clairement en garde : « L’herbe rongée par la dent d’une chèvre ne repousse pas. »

Il n’y eut aucune remarque, aucun changement d’expression, juste un silence. Il était évident que ce mariage n’aurait pas lieu.

Les beaux-parents avaient perdu la face, on n’était pas près de les revoir. Ils se tireraient de ce scandale en faisant courir une rumeur infamante ; par exemple, qu’ils avaient dû annuler après avoir constaté que le père du fiancé était complètement insane. Après ça, comment les Ti trouveraient-ils un bon parti ? Autant afficher une dédicace à Bouddha à l’entrée de leur demeure et décréter que c’était désormais une bonzerie.

Les épouses rougirent jusqu’aux oreilles. Madame Troisième entraîna les beaux-parents vers le gynécée pour leur montrer sa collection d’arbres nains. Très intéressés par ce nouveau concept, les Wo leur firent cortège à travers les corridors de la maison.

— Une chèvre ! murmura madame Deuxième. Chez nous ! Quel malheur !

Mieux aurait valu une borgne ou une muette.

Si la Deuxième était très attentive aux signes et présages, dame Lin s’en fichait à moitié. Elle était cependant la seule à pouvoir faire des remontrances à leur mari.

— Il est des circonstances où mieux vaut ne pas dissiper une imprécision, dit-elle.

Elle était certaine qu’il l’avait fait exprès.

— Un mensonge, voulez-vous dire, répondit Ti, assez satisfait d’avoir réussi à confirmer ses soupçons.

— Savez-vous le mal que je m’étais donné pour trouver celle-là ? demanda-t-elle tout bas.

Assise en face d’eux, l’entremetteuse se tortillait sur son « lit barbare » avec une mine furieuse. On ne pourrait plus jamais compter sur elle.

À vrai dire, Ti n’était pas superstitieux au point de s’inquiéter d’une mauvaise date. Il s’était attendu à pire, aussi décida-t-il de faire plaisir à sa Première. Il y avait un moyen tout simple de se raccommoder avec les Liu. Il rappela à la marieuse ce que prévoyait le code des Tang : si le père de la fiancée rompait les fiançailles, il s’exposait à six coups de bambou du gros calibre. Le père du marié, en revanche, devait seulement restituer les cadeaux.

— Eh bien, il commence bien, ce mariage ! grogna celle qu’il venait de charger de cet agréable message à l’intention du vérificateur des titres.

Madame Deuxième vit en son mari un démon, et sa Première, un génie tutélaire.

— Je nous ai garanti que la chère enfant est parfaite sous tout rapport, conclut Ti avec satisfaction.

Les beaux-parents auraient dorénavant trop peur de lui pour tenter de leur cacher tout autre vice dont leur fille pourrait être accablée. Il était temps de passer à l’étape suivante : des cadeaux devaient être joints au contrat ou suivre peu après. Dans ce cas précis, mieux valait tout envoyer ensemble pour faire oublier la menace des coups de bambou.

Madame Première avait déjà tout prévu. Dans un coffre ouvragé, elle avait placé de la glu et de la laque pour cimenter le couple, deux pierres pour bâtir leur union sur une base solide, du fil de soie pour la douceur, et deux tapis pour signifier que la volonté des jeunes gens serait subordonnée à leurs devoirs. Elle y ajouta trois beaux rouleaux de soie pour compenser l’impression produite par son mari.

Les Wo revinrent enchantés de leur tour des appartements privés.

— Seigneur Liu proposé engagement ! annonça gaiement M. Calebasse. Lui offrir double salaire si nous cabrioles !

Ti leur rappela qu’ils avaient déjà un engagement chez leur « Temmu », l’empereur du pays de Wo.

— Moins bien payé, gros risques et voyages fatigants, répondit M. Calebasse, la mine basse.

Le mandarin fut certain, néanmoins, que le devoir leur dicterait de renoncer aux cabrioles pour la diplomatie.

 

Diplomatie en Kimono
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